Vahé Ter Minassian sur son livre « Arménie, Chronique de la IIIème République »

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A l’occasion de la sortie de son ouvrage Arménie, Chronique de la IIIème République, (éditions L’Harmattan, 2018), nous avons posé quelques questions à Vahé Ter Minassian.

Nouvelles d’Arménie Magazine : Votre livre est constitué des reportages et des interviews que vous avez réalisés en Arménie, en Géorgie, au Liban, en Turquie pour le compte de France-Arménie de 2002 à la fin de l’année 2017. Qu’est ce qui a guidé votre sélection de ces reportages ?

Vahé Ter Minassian : J’ai consulté mon entourage qui a donné son avis sur l’intérêt de chaque texte pour un public non-averti. Au fur et à mesure, il s’est avéré qu’il fallait respecter, concernant différents thèmes, une continuité chronologique. Par exemple pour les élections : je ne pouvais évoquer certains scrutins sans parler des autres. En procédant ainsi, on arrivait déjà à un ouvrage assez consistant. J’aurais bien ajouté d’autres reportages sur le procès des assassins d’Hrant Dink, sur l’article 301 en Turquie ou sur Vartan Oskanian. Mais, il fallait faire un choix. En définitive, cela aboutit à un livre qui correspond bien à son titre. C’est à dire une « chronique » et non un compte rendu exhaustif de l’actualité arménienne détaillée dans la chronologie. Il faut simplement accepter que l’ouvrage donne plus d’importance et de visibilité à certains événements de ces quinze dernières années, plutôt qu’à d’autres.

NAM : Depuis la Révolution d’avril, on reparle beaucoup de l’événement traumatisant du 1er mars 2008. Vous avez choisi de laisser votre reportage tel-quel. Ce dernier raconte minute par minute les événements que nous avons vécu ensemble à l’époque. Avec le recul, quel regard portez-vous sur cette tragédie ?

Vahé Ter Minassian : Comme vous le savez, l’affaire du « 1er mars » a été relancée, cet été, avec la mise en accusation de plusieurs anciens hauts dirigeants parmi lesquels l’ex-président de la République, Robert Kotcharian. Beaucoup de personnes ont été arrêtées, puis sont passées en jugement après le 1er mars 2008, y compris l’actuel Premier ministre, Nikol Pachinian. L’impartialité des tribunaux devant lesquels elles ont été jugées était contestée et est contestable. Mais, en même temps – on peut aussi considérer que le procès de l’opposition a été fait et qu’on n’y reviendra plus. Partant de là, il était logique, qu’un jour, l’on assiste aussi au procès des autorités. Le fait qu’un ancien chef de l’Etat doive répondre de ses actes devant une cour de Justice ne me choque pas : cela n’a rien d’exceptionnel dans le monde actuel. Et, même si je dois admettre avoir été surpris par le placement de Robert Kotcharian en détention, finalement, la Justice suit, pour l’instant, son cours. Une cour d’appel a annulé la décision de première instance.
Des pourvois en cassation ont été déposés. Il faut souhaiter qu’ils soient examinés sans a priori.
Je n’ai pas non plus beaucoup d’éléments à ajouter au débat actuel sur les évènements de la nuit du 1er au 2 mars 2008. J’ai vu comme vous les affrontements sans assister à la mort des dix victimes. Cela m’aide simplement à vérifier la cohérence des faits tels qu’ils sont présentés dans les multiples rapports qui avaient été alors publiés.

En revanche, après avoir couvert, en tant que journaliste, l’élection de 2008, la campagne qui l’a précédée, et la contestation qui l’a suivie, ainsi que les législatives de 2007 et d’autres scrutins, il ne m’est pas interdit de donner un avis personnel. Selon moi, la classe politique arménienne n’a pas vraiment cherché à éviter le drame qui finalement, est survenu. J’ai vu de part et d’autre des gens très remontés, lancés dans une escalade dont il était évident qu’elle conduisait tout droit le pays à la catastrophe. Tout le monde donnait l’impression de vouloir en découdre. Non seulement les acteurs de premier plan mais aussi leurs sympathisants qui poursuivaient souvent leurs propres objectifs. Je laisse aux juristes et aux experts des organisations des Droits de l’Homme le soin d’apprécier, si, techniquement, à tel moment ou à tel endroit, les manifestants étaient réunis « pacifiquement » ou si le recours à la force par la police était « légitime ». Ce n’est pas mon rôle. Ce que je veux dire, c’est que des haines tenaces se manifestaient au sein de la classe politique arménienne. Et que chacun semblait vouloir profiter de l’occasion pour régler ses propres comptes. Ces ressentiments, qui persistent jusqu’à aujourd’hui, ne sont pas uniquement alimentés par la lutte pour le pouvoir. Ils sont la conséquence de la Guerre en Artsakh et des multiples crises, parfois dramatiques et meurtrières, traversées par le pays : contestations électorales de 1996 et de 2003, démission de Lévon Ter Petrossian, en 1998, attaque du Parlement en 1999, assassinats, tabassages, arrestations, appréciations différentes du conflit du Karabagh… la liste est longue et n’a fait que s’allonger depuis 2008…

Pour moi, mais je conçois que l’on puisse contester ce point de vue, l’affaire du 1er mars ne se limite pas aux questions d’élections truquées ou aux violations du droit de manifestation dont on parle beaucoup actuellement en Arménie. Ce fut un moment d’affrontement ouvert et violent entre les forces politiques du pays, quasiment un épisode de guerre civile dont le déroulement doit être analysé non seulement sur le plan judiciaire mais aussi sur le plan politique. Ce qui, évidemment, n’a jamais été fait. En tant que Premier Ministre, Nikol Pachinian dispose d’une parfaite légitimité pour relancer l’enquête sur le 1er mars 2008 . Incontestablement, les familles des victimes ont droit à la vérité. Par contre, lorsqu’il déclare vouloir punir les responsables du « coup d’état » qui aurait alors été perpétré, il adopte une position partisane. Cela ne peut que raviver les tensions dans le pays et susciter la colère de ceux qui contestent cette qualification des faits.
Après tout, si aucun mort n’a été à déplorer au cours de la « Révolution de Velours », c’est parce que la classe politique en place a, une fois n’est pas coutume, su faire preuve de maturité et de retenue, malgré la situation presque insoluble sur le plan constitutionnel à laquelle elle était confrontée. Et cela pour une seule raison : elle ne voulait pas voir se répéter un drame comme celui du 1er mars 2008.

NAM : De reportage en reportage en Arménie, on fait un terrible constat – aucune des élections dont vous faites la recension sur toute cette période n’a apporté de changements… Pire, l’apathie des citoyens semble avoir dominé. Dans un tel contexte, avez-vous été surpris par la révolution d’avril ?

Vahé Ter Minassian : En Arménie, le feu couve en permanence sous la cendre… Maintenant, non, je n’avais pas prévu l’ampleur des manifestations d’avril 2018. Simplement, j’ai appris au fil des années que les changements de pouvoir sont toujours des moments à risque dans ce pays et donc, j’étais attentif. L’apathie, teintée de cynisme d’une partie de la population que vous décrivez est une réalité. Si elle n’avait pas été aussi importante, sans doute aurait-on pu éviter une partie des problèmes actuels. En 2017, lors des dernières élections législatives, le Parti Républicain de Serge Sarkissian a obtenu 49,1 % des voix, avec 770 000 suffrages… On ne peut expliquer un tel score en évoquant seulement la corruption engendrée par la pauvreté. En 2017, beaucoup d’électeurs de la classe moyenne, précisément pas la plus pauvre, ont accepté de se laisser acheter et de vendre leurs voix : j’en ai rencontré …Un tel comportement pose question… Même s’il ne fait aucun doute que le ras-le-bol à l’égard des autorités était général.

NAM : On remarque dans votre ouvrage une interview de Serge Sarkissian, remontant à 2006. Les questions que vous avez posées touchaient à la Défense comme, déjà, aux fameuses élections de 2008. Quelles impressions gardez-vous de celui qui est devenu le personnage le plus haï d’Arménie ?

Vahé Ter Minassian : « Le plus haï », je ne sais pas. Beaucoup d’hommes politiques arméniens ont au fil des années été très critiqués par la population. Certains étaient même proprement détestés. Disons qu’en avril dernier, Serge Sarkissian a occupé temporairement la première place. Lorsque j’ai réalisé cette interview, il était Ministre de la Défense. Il venait de rentrer au Parti Républicain et affichait ses ambitions face à Vartan Oskanian qui, lui aussi, souhaitait devenir le candidat de la majorité aux élections de 2008. Ce qui m’a alors frappé est sans doute ce qu’il m’a dit à propos de la corruption en Arménie.
J’avais posé des questions sur ce sujet, mais les réponses étaient tellement floues et sans intérêt que je les ai retirées de la version envoyée pour validation. Il n’avait pas l’air du tout de réaliser l’ampleur du phénomène dans le pays. Comme s’il était déconnecté de la réalité. C’est, certainement, son manque de volonté ou son impuissance à s’attaquer à ce problème qui explique sa chute. Pas seulement à cause de l’indignation que cette inertie a fini par provoquer dans la population. Mais probablement aussi parce que les histoires d’argent ont dû provoquer dans son propre camp une situation où les intérêts privés ont pris le pas sur les intérêts collectifs du parti Républicain au pouvoir.

NAM : Vous faites figurer également plusieurs de vos reportages et interviews sur la République d’Artsakh. Voyez-vous une évolution notable depuis quelques mois ?

Vahé Ter Minassian : La période qui va de 2003 à 2017 n’a pas été très riche sur le plan diplomatique. Il y a eu des discussions mais peu d’avancées. En revanche, le lobby azerbaïdjanais est devenu une réalité et on a observé un processus inquiétant de militarisation des deux pays. Je pense qu’avec l’épisode de la « Guerre des quatre jours » du Karabagh d’avril 2016, nous sommes rentrés dans une nouvelle phase du conflit. Mais laquelle ? C’est difficile à définir. La partie arménienne a, à l’époque, rejeté la responsabilité des affrontements sur l’Azerbaïdjan. Mais elle n’a pu obtenir de la Communauté internationale que Bakou soit sanctionnée. Et, aux dernières nouvelles, les négociations portant sur le règlement du conflit lui-même étaient, de facto, gelées. L’arrivée de Nikol Pachinian au pouvoir a certainement changé la situation, en dépit du fait que ce dernier soit, pour l’instant, resté dans la ligne de l’équipe précédente. Mais, de quelle façon ? Et jusqu’où ? C’est encore un peu tôt pour le savoir.

NAM : Vous connaissez également très bien la Turquie et la communauté arménienne. De Vakif au Sassoun, de Kars à Igdir, en passant par Istanbul, de l’assassinat d’Hrant Dink à aujourd’hui, quelle est actuellement la situation des Arméniens de Turquie ?

Vahé Ter Minassian : La communauté arménienne de Turquie ne semble pas être visée, pour l’instant, par la répression conduite par Erdogan. D’une façon générale, indépendamment de la nature du régime en place à Ankara, sa condition reste délicate. Les Arméniens sont numériquement très faibles et leur audience dans l’arène politique résulte entièrement du bon vouloir des autorités, même si nous comptons maintenant deux députés arméniens au Parlement.
Entre 2004 et 2010, la Turquie a connu une période de relative ouverture sur la question arménienne : bien que les acquis de cette époque aient été réels et serviront, un jour, de base pour aller plus loin, c’est maintenant terminé. Dans la situation actuelle, je pense que les Arméniens doivent s’efforcer d’adresser un message cohérent à la société et aux autorités turques. Je n’entends pas dire par-là, adopter une position unitaire : chacun dans la communauté arménienne de Turquie a le droit d’avoir son point de vue. Mais simplement, il ne faut pas se tromper de cible. Si les Arméniens ont eu autant de problèmes par le passé, c’est à cause de la politique conduite par les gouvernements qui se sont succédé en Turquie. Et non pas, comme je l’entends parfois dire, parce qu’il existerait dans leurs rangs des « traîtres ». « Traître » à qui ? « Traître » à quoi ? Aucun Arménien ne peut être un « traître » en Turquie tout simplement parce qu’il aura beau faire et dire, il restera toujours un « Arménien » aux yeux des Turcs. Au pire, il agira par peur. Quelqu’un comme Hrant Dink ne se serait jamais permis d’employer une telle expression : il connaissait trop bien son peuple et sa condition pour s’exprimer de cette façon. Il bâtissait plutôt que déconstruisait.

Propos recueillis par Laurence Ritter
Photo : Max Sivaslian

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