Balayer devant sa porte, par Ara Toranian

Nikol Pachinian est un Premier ministre légal, démocratiquement élu. Il ne revient pas à la diaspora de remettre en cause sa légitimité. Cela étant rappelé, les médias ont également pour rôle de poser des questions, voire de « porter la plume dans la plaie ». Ces prérogatives comportent toutefois un risque : celui de s’user si l’on ne s’en sert pas. Or, la situation de l’Arménie est aujourd’hui trop préoccupante, pour que l’on s’interdise de s’interroger sur les raisons de cette précarité.

La toute première, mère nourricière de toutes les autres, réside sans doute dans la détérioration des relations avec Moscou. Question épineuse qui ouvre la voie à tous les soupçons, à tous les procès d’intention. Force est pourtant de constater que la Russie a été pendant deux siècles le garant de la survie de l’Arménie.

On n’entrera pas ici dans le bilan contrasté de cette « protection » dont d’aucuns, y compris dans cette même page, aiment à souligner la connotation mafieuse. Mais ne faut-il pas se rappeler que la sécurité n’est jamais acquise sans contrepartie, qu’elle a un prix ? En général, celui d’une « fidélité ». Et c’est sans doute la raison qui a incité Nikol Pachinian à tout de suite rassurer Poutine au moment de la Révolution de Velours (péché originel du point de vue du Kremlin), en déclarant qu’elle n’entraînerait pas de changement dans la politique étrangère traditionnelle de l’Arménie. Car de fait, la Russie est la principale puissance non turque de la région. Ce qui peut toujours s’avérer utile quand on est en conflit existentiel avec les forces du panturquisme…

Cette garantie formelle de continuité a, cependant, été immédiatement fragilisée avec le renvoi d’Edward Nalbandian, chef de la diplomatie en place et la mise en détention préventive de Robert Kotcharian, proche de Poutine… Il fallait bien affirmer la « souveraineté » de l’Arménie, n’est-ce pas ? Moyennant quoi, le Premier ministre est obligé aujourd’hui de faire des risettes à M.Erdogan, après avoir dû lâcher l’Artsakh et perdre plus de 200 km2 du territoire souverain de l’Arménie. Sans préjuger de la suite…

La Russie, en tant que force dominante, porte sans doute la plus lourde part de responsabilité dans cet engrenage, dont il faudra bien un jour écrire l’histoire. Mais les faits sont là. On a raté l’option de ce que l’on appelle, d’ailleurs abusivement, la finlandisation : autonomie démocratique interne dans le respect du système d’alliances en place.

Conséquence : à mesure qu’elle s’émancipe de Moscou, l’Arménie baisse de plus en plus la tête devant Erdogan et Aliev. Ignorant la dialectique de Churchill sur la paix et le déshonneur, Nikol Pachinian en est même venu à remettre en question le « patriotisme arménien », le 18 septembre à Erevan, lors du sommet Arménie-Diaspora (auquel aucune des grandes organisations de ladite diaspora n’avait d’ailleurs été conviée). Une occasion qu’il a mise à profit pour imputer « aux stratégies de l’URSS » la montée de la question du génocide sur la scène internationale… Erdogan n’aurait pas dit mieux.

Voilà où notre précarité stratégique nous a conduits. Le leader de la Révolution de Velours n’est certes pas responsable du bilan de l’ancien régime dont il a hérité, en particulier de l’état des forces armées du pays. Il serait donc injuste d’en faire le bouc émissaire de tous nos malheurs. Mais il est aussi indubitable que tout le système de défense de l’Arménie reposait sur la force de dissuasion représentée par l’alliance stratégique avec la Russie. Et qu’une fois celle-ci ébranlée, à force d’avoir été sapée par le Soft Power occidental et les turpitudes inhérentes au système oligarchique, elle se retrouve isolée.

Certes, Erevan achète du matériel militaire. Cela justifie-t-il pour autant le désarmement moral ? Par ailleurs, ces armes, aussi indispensables soient-elles, suffiront-elles à rivaliser, seules, avec une Turquie de 80 millions d’habitants, dotée de la seconde armée de l’OTAN, et un Azerbaïdjan de 10 millions d’habitants, soutenu par Israël, l’allié de Washington et de Bruxelles dans la région ? D’autant, qu’Ironie du sort, Ankara et Bakou, tout en étant en phase avec les États-Unis et l’Europe, ont également le champ libre pour courtiser Moscou, sans qu’aucune opposition arménienne ne vienne perturber leurs intérêts. Un véritable strike diplomatique.

Alors bien sûr, Erevan se cherche dans l’urgence de nouveaux amis, en misant sur le concept du « Carrefour de la Paix ». Lequel devrait impliquer de jeter des ponts plutôt qu’en couper. Or, on est loin du compte, du fait de l’exacerbation des contradictions avec la Russie qui poursuit de son côté sa logique punitive (cf. la déclaration de Gabriel Attal, au dîner du CCAF). Comme si, étrangement, Erevan semblait ignorer que dans le contexte actuel, tout changement d’alliance engendre une crise, voire un conflit (cf. l’ Ukraine, la Géorgie ou même le Karabakh). En a-t-on les moyens ? Pas évident. Surtout au regard de la raison d’Etat de Washington qui ne se précipite pas pour saisir la main qu’on lui tend. Combien de fois M.Pachinian a-t-il rencontré M.Biden ? Jamais. Ce simple fait en dit long sur les faiblesses de cette stratégie, qui rappelle celles tentées auparavant par M.Saakachvili, les Kurdes ou encore les Afghans, avec les résultats que l’on connaît. Hélas.

Ara Toranian

Editorial paru dans NAM 322 (novembre 2024).

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